AIs et artistes : guerre annoncée ou renaissance créative ?

L’IA va-t-elle remplacer les artistes ou décupler leur potentiel créatif ? Cet article explore la tension croissante entre technologies génératives et création humaine, en passant par les aspects juridiques qui secouent le monde de l’art.

AIs et artistes : guerre annoncée ou renaissance créative ?
Photo by adrianna geo on Unsplash

Une illustratrice scrute son écran, sidérée de voir des images spectaculaires générées par IA envahir la une de sa plateforme artistique préférée. En quelques clics, Midjourney ou DALL·E sont capables de produire en secondes des visuels qu’elle mettrait des jours à réaliser. Du côté de la musique, des IA comme Suno composent déjà des mélodies, tandis qu’OpenAI prépare Sora pour générer des vidéos à partir de texte. Pour de nombreux artistes, l’incrédulité le dispute à la peur : vont-ils être remplacés, volés ou banalisés par ces nouvelles intelligences artificielles génératives ?

L’angoisse est réelle.

Le réalisateur Tim Burton lui-même s’alarmait en 2023 que:

l’IA a aspiré un potentiel qui m’appartenait... un robot a préempté mon âme

comparant la sensation à la vieille croyance que la photographie pouvait « voler l’âme ». Des peintres et illustrateurs ont vu leurs styles copiés par des algorithmes, parfois jusque dans les moindres détails, sans crédit ni consentement. Face à cette révolution technologique fulgurante, une question brûlante se pose : les IA génératives vont-elles tuer l’art ? Ou au contraire permettre une renaissance créative ?

Cet article propose d’explorer honnêtement les craintes actuelles des créateurs tout en défendant une position nuancée : celle d’une intelligence artificielle amplificatrice, capable de faire briller les artistes plutôt que de les éclipser. Pour cela, nous confronterons les risques bien réels d’aujourd’hui aux opportunités de demain, en envisageant comment le rôle de l’artiste lui-même pourrait se redéfinir à l’ère des intelligences artificielles.

L’IA comme menace existentielle pour les artistes

Le pillage algorithmique des œuvres

La première crainte des artistes face aux IA génératives est celle du pillage de leurs œuvres par les algorithmes.

En effet, pour apprendre à dessiner, peindre ou écrire, les modèles d’IA sont nourris de millions d’images et de textes existants, aspirés sur Internet sans demander l’avis de leurs auteurs. Des bases de données massives comme LAION-5B (plus de 5 milliards d’images collectées en ligne) ont servi à entraîner des IA comme Stable Diffusion, DALL·E ou MidJourney.

Le hic, c’est que ces images incluent des œuvres d’artistes vivants, des photographies professionnelles, voire des contenus privés, le tout agrégé sans consentement.

À l’arrivée, l’IA “apprend” ainsi des styles existants et peut même les reproduire très fidèlement – un véritable hold-up créatif selon les artistes spoliés.

De fait, dès 2022, une fronde s’est organisée.

Sur ArtStation, l’une des plus grandes plateformes en ligne de portfolios, des milliers d’artistes ont manifesté leur colère en affichant un visuel barré de la mention « NO AI » sur leurs pages. Ils entendaient dénoncer la présence grandissante d’images générées par IA aux côtés de leurs propres créations – une juxtaposition jugée « dégradante », car ces images sont créées sans effort humain et souvent issues du remix non autorisé d’œuvres existantes.

Un cas emblématique a notamment cristallisé les tensions : celui de Greg Rutkowski, illustrateur dont le style onirique a été massivement copié par les utilisateurs d’IA.

Son nom est devenu l’un des mots-clés les plus tapés par les internautes pour générer des images « dans le style Rutkowski ».

Malgré son opposition farouche à cette pratique, et après que Stability AI ait accepté de retirer ses œuvres de la base d’entraînement de Stable Diffusion, la communauté a trouvé le moyen de passer outre en créant des outils pour imiter son style contre son gré (Greg Rutkowski Was Removed From Stable Diffusion, But AI Artists Brought Him Back - Decrypt) (Greg Rutkowski Was Removed From Stable Diffusion, But AI Artists Brought Him Back - Decrypt).

L’art de Greg Rutkowski, en somme, a été aspiré par la machine et redistribué à tous sans qu’il puisse y faire grand-chose.

Des initiatives ont bien vu le jour pour aider les créateurs à reprendre la main. Le site Have I Been Trained ?, lancé par le collectif Spawning, propose aux artistes de rechercher si leurs œuvres figurent dans les jeux de données publics utilisés pour l’IA, et offre un moyen de demander leur retrait futur.

Mais en pratique, il n’existe aujourd’hui aucune obligation légale pour les concepteurs d’IA d’exclure une image si son auteur le demande : la balade sauvage dans nos galeries virtuelles continue donc, alimentant le sentiment d’impuissance et de pillage chez les créateurs.

Un vide juridique international (Europe, USA, Japon, Suisse…)

Le second volet de la menace perçue concerne le droit et la réglementation, qui peinent à suivre l’essor fulgurant de l’IA générative. Que dit la loi, en 2025, sur l’entraînement d’une IA avec des images ou textes sous droit d’auteur ? La réponse varie selon les pays, et souvent, elle est floue.

Aux États-Unis, aucune législation spécifique n’encadre encore ces usages, laissant la question aux tribunaux. Dès le début 2023, un collectif d’artistes (dont la peintre Sarah Andersen) a porté plainte en recours collectif contre Stability AI, Midjourney et DeviantArt, les accusant de violation massive de copyright pour avoir entraîné leurs IA sur des millions d’images protégées sans autorisation. Parallèlement, la banque d’images Getty Images a engagé des poursuites retentissantes contre Stability AI, lui reprochant d’avoir aspiré 12 millions de photos de son catalogue pour nourrir Stable Diffusion – y compris des photos filigranées du logo Getty, preuve flagrante selon elle du pillage.

Ces affaires, toujours en cours, visent à faire trancher par la justice si l’entraînement des IA sur des œuvres existantes constitue ou non une exception acceptable au droit d’auteur. Le verdict pourrait faire jurisprudence dans le monde entier.

En Europe, le paysage est tout aussi mouvant. L’Union Européenne a bien adopté en 2019 une directive autorisant dans une certaine mesure le text and data mining (fouille de textes et de données) à des fins scientifiques, mais rien de clair n’existe pour l’utilisation commerciale des œuvres dans l’entraînement des IA.

Le Royaume-Uni avait un temps envisagé de permettre explicitement ces pratiques pour stimuler l’innovation, avant de faire marche arrière sous la pression des ayants droit.

En France et à travers l’UE, ce vide juridique pousse de nombreux acteurs à demander de nouvelles règles : on parle d’introduire des obligations de transparence (par exemple, que les IA publient la liste des œuvres ayant servi à leur apprentissage) et même de mettre en place des mécanismes de licences collectives pour que les artistes soient rémunérés si leurs œuvres forment la base de modèles commerciaux.

Certains pays ont choisi une approche diamétralement opposée. Le Japon fait figure d’extrême : depuis 2019, sa loi sur le droit d’auteur contient une exception très large autorisant l’utilisation d’œuvres, même protégées, pour tout type d’analyse de données y compris l’apprentissage des IA, et ce également à des fins commerciales.

Autrement dit, au Japon, tout ou presque peut servir à entraîner une IA, y compris du contenu piraté ou confidentiel, ce qui a conduit certains commentateurs à décrire le pays comme un « paradis du machine learning ». Évidemment, ce laxisme légal suscite la colère des artistes japonais, qui pressent le gouvernement de revoir sa copie tant ils se sentent dépossédés.

En Suisse, à défaut de loi ad hoc, ce sont les ayants droit qui montent au front.

En septembre 2024, Swisscopyright – l’alliance des sociétés de gestion collective suisses – a publié une prise de position affirmant que le cadre actuel devait être adapté pour garantir une juste rémunération des créateurs lorsque leurs œuvres sont utilisées par des IA. L’organisation suggère par exemple de verser aux artistes une part des revenus générés grâce à leurs créations ingurgitées par les machines, sur le modèle des droits voisins ou des licences en musique.

Elle milite également pour des obligations de traçabilité : que les systèmes d’IA indiquent quelles œuvres ont été utilisées et sous quelle proportion, et que tout contenu généré soit clairement étiqueté comme tel. Ces revendications suisses préfigurent peut-être le futur contrat social entre artistes et IA : elles visent à encadrer la technologie pour éviter que l’innovation ne se fasse au détriment de la création humaine.

Vers une banalisation du style ?

Au-delà du vol ou du droit, une troisième crainte hante la communauté créative : celle d’une banalisation généralisée de l’art sous l’effet uniformisant des IA.

Si n’importe qui peut, avec un simple prompt (commande textuelle), générer un paysage à la Monet ou un portrait façon Picasso, que vaudra encore la patte unique de l’artiste ?

Certains redoutent une uniformisation des styles : les IA génératives, en se fondant sur des moyennes statistiques de ce qu’elles ont vu, pourraient produire majoritairement des images « formatées, attendues et prévisibles » qui inondent le web.

De fait, on a pu observer que les premiers outils comme Midjourney tendent à favoriser des esthétiques récurrentes (images très détaillées, couleurs chatoyantes, style hyper-réaliste ou cinematic). L’originalité risque de s’estomper dans cette marée de contenus générés.

Par ailleurs, l’intention derrière l’œuvre pourrait se perdre dans le processus.

Pour créer une image avec une IA, il faut décrire ce que l’on veut voir ; mais rédiger un prompt de quelques mots peut-il remplacer la réflexion approfondie, le croquis préparatoire, toute la démarche introspective de l’artiste ?

Nombre de détracteurs estiment qu’une image issue d’un prompt manque d’âme : elle n’est que la réponse ultra-rapide d’une machine à un bref souhait, sans qu’un esprit humain ait infusé de sens dans chaque détail. En un sens, l’IA pourrait banaliser l’acte de création lui-même, en le réduisant à une simple consommation de contenus sur demande.

Enfin, la saturation des plateformes par des œuvres générées pose un problème de lisibilité. Sur des sites comme ArtStation ou DeviantArt, on a vu déferler des flots d’images produites par IA, au point que les œuvres manuelles se retrouvent noyées dans la masse.

Certains artistes s’inquiètent de ne plus pouvoir émerger au milieu de cette avalanche, ou que le public ne fasse plus la différence et accorde moins de valeur à un dessin s’il suppose que « une IA pourrait en faire autant ». Là réside peut-être le risque le plus insidieux : non pas que l’IA détruise l’art, mais qu’elle en dévalue la perception aux yeux du grand public, en le faisant passer pour un produit standardisé et aisément reproductible.

L’IA comme levier d’expressivité et d’accès

Des artistes augmentés, de nouveaux courants

Face à ces menaces réelles, une autre vision – optimiste – de l’IA créative émerge en contrepoint.

Et si les LLM et modèles génératifs étaient au contraire un levier formidable d’expressivité pour les artistes ?


Plutôt qu’une concurrence, on peut envisager l’IA comme un outil d’augmentation de la créativité humaine, un pinceau ultra sophistiqué mis à la disposition des créateurs pour explorer de nouveaux territoires esthétiques.

D’ailleurs, de nombreux artistes se sont déjà emparés de ces technologies pour enrichir leur palette. Claire Silver, pionnière de l’art collaboratif avec l’IA, défend une vision libératrice : « Je vois l’IA comme une libération, une extension de l’imagination, inséparable de l’artiste qui l’utilise », affirme-t-elle, revendiquant que ses œuvres générées restent intimement les siennes par les choix personnels qu’elle insuffle dans chaque prompt.

Son approche porte ses fruits : ses tableaux créés main dans la main avec l’algorithme se sont vendus chez Sotheby’s et font partie de collections muséales prestigieuses.

Claire Silver est même devenue en 2023 la première artiste IA à être représentée par la célèbre agence WME (William Morris Endeavor) – un signe que le monde de l’art commence à reconnaître la valeur de cette nouvelle forme de création (AI Artist Claire Silver's Latest Collection Will Not Premier at the Louvre [UPDATED]).

Dans un registre différent, l’artiste turc Refik Anadol utilise l’IA pour composer des installations immersives à partir de gigantesques jeux de données visuelles.

Son œuvre Unsupervised, exposée au MoMA (Museum of Modern Art) de New York en 2022-2023, faisait littéralement rêver la machine : il a entraîné un modèle sur les 200 ans d’histoire des collections du musée, puis l’a laissé imaginer de nouvelles formes et textures animées en continu sur un écran monumental.

Le résultat : une fresque numérique générative, en perpétuelle évolution, où l’IA devient pinceau pour interpréter les chefs-d’œuvre du passé et les métamorphoser en visions futuristes. Refik Anadol montre ainsi que l’IA peut servir la création de véritables œuvres d’art originales, saluées par les institutions les plus sérieuses.

On voit également apparaître de nouveaux courants esthétiques hybrides où la patte de l’IA se mêle à celle de l’humain.

Des collectifs comme Obvious en France, dès 2018, ont exploré les GANs (générateurs adverses) pour peindre des portraits étranges, vendus aux enchères comme curiosités.

Aujourd’hui, l’AI Art s’affirme comme un mouvement à part entière, avec ses artistes, ses galeristes et ses collectionneurs. Fait notable, beaucoup de jeunes collectionneurs s’y intéressent : une étude Hiscox récente indiquait que 40 % des acheteurs d’art pensent que davantage de gens vont collectionner des œuvres générées par IA, et les ventes aux enchères d’art génératif ont atteint un record en 2023.

Plutôt que de repousser l’IA, une nouvelle génération d’artistes et d’amateurs la revendique donc comme partie intégrante de la culture visuelle contemporaine.

Une démocratisation de la création

Un autre argument en faveur des IA créatives est leur pouvoir de démocratisation de l’acte de créer.

Jadis, réaliser une animation, une bande dessinée ou une symphonie était l’affaire de spécialistes hautement qualifiés, disposant de matériel et de formation.

Désormais, grâce aux modèles génératifs, un individu seul peut réaliser un projet multimédia complet sans bagage technique lourd.

Par exemple, avec un simple ordinateur, on peut écrire un script d’histoire via ChatGPT, générer les images correspondantes avec Midjourney, ajouter une bande-son créée par l’IA de Suno, et même assembler le tout en vidéo via des outils comme Sora.

L’imagination prend ainsi le pas sur la technique pure : la porte est ouverte à des créateurs qui jusqu’ici n’auraient jamais pu s’exprimer ainsi faute de savoir dessiner ou coder.

Les chiffres témoignent d’ailleurs de cet engouement massif du public.

En l’espace de deux ans, l’utilisation des IA génératives a explosé :

plus de 15 milliards d’images ont déjà été créées à l’aide d’outils de type DALL·E, Midjourney ou Stable Diffusion.

On estime qu’en 2023, 34 millions d’images sont produites chaque jour par ces IA. La plateforme Midjourney – accessible via une simple conversation sur Discord – revendiquait ainsi plus de 15 millions d’utilisateurs inscrits, dont des millions d’actifs chaque jour, créant ensemble plus de 2,5 millions d’images quotidiennes.

Ces chiffres donnent le vertige : jamais dans l’histoire autant de visuels n’avaient été créés en si peu de temps.

Derrière cette quantité faramineuse, il y a aussi une réalité positive : celle de milliers de non-artistes qui s’essaient à la création.

On a vu ainsi des amateurs s’improviser illustrateurs de leur propre roman, des rôlistes générer des images de leurs personnages, ou des enseignants concevoir en quelques minutes des visuels pédagogiques personnalisés.

En abaissant radicalement les barrières à l’entrée, l’IA donne voix à des créativités qui seraient restées muettes.

Cette accessibilité accrue ouvre également la voie à la création multimodale et transdisciplinaire.

Un artiste peut désormais explorer des médiums multiples sans avoir à tout maîtriser. Par exemple, un graphiste peut enrichir son exposition avec une ambiance sonore générée à la volée, ou un écrivain illustrer son roman de dessins qu’il a simplement imaginés puis décrits à l’IA.

Les collaborations homme-machine deviennent ludiques : on joue avec l’outil pour voir jusqu’où il peut donner vie à nos idées. Comme le dit Claire Silver, « créer avec l’IA, c’est retrouver l’excitation de l’enfant devant des possibles infinis ».

Autrement dit, la technologie peut redonner de la spontanéité et de la joie dans la création, en ôtant une partie des contraintes matérielles.

Bien sûr, certains objecteront que cette profusion a son revers (l’uniformisation mentionnée plus tôt). Mais il appartient aussi aux communautés d’utilisateurs de guider l’outil vers plus de diversité. Or on constate que sur les forums et réseaux sociaux dédiés à l’art IA, les usagers rivalisent d’astuces pour pousser les modèles dans leurs retranchements, obtenant des styles inédits, étranges, aux antipodes des moyennes attendues.

L’IA, malgré son fonctionnement statistique, peut ainsi devenir un instrument d’exploration de l’inconnu visuel, si tant est qu’on la pilote hors des sentiers battus.

Créativité, marchés et nouvelles opportunités

Enfin, le dernier volet souligne que les IA créatives ouvrent aussi des nouvelles économies de la création plutôt que de l’anéantir. L’idée d’un artiste mis au chômage par l’IA ne tient pas compte des multiples façons dont ces outils peuvent générer de la valeur et de la visibilité pour les créateurs innovants.

Premièrement, on assiste à l’essor d’un marché spécifique pour l’art génératif. Les œuvres issues de l’IA, souvent sous forme de NFT (jetons non fongibles garantissant leur authenticité numérique), se vendent sur les plateformes spécialisées et dans les ventes aux enchères.

Au-delà du buzz passager, l’intérêt perdure : les collectionneurs NFT, après l’exubérance de 2021, recherchent maintenant plus de raffinement et de contenu dans les pièces qu’ils achètent, ce qui peut les orienter vers des artistes travaillant avec l’IA de manière conceptuelle. Des galeries en ligne et physiquement commencent à s’intéresser à ces œuvres à mi-chemin entre art et technologie, apportant une nouvelle clientèle plus jeune, fascinée par le mélange des genres (Why AI Art Is Winning over Young Collectors | Artsy).

Deuxièmement, les artistes peuvent utiliser l’IA pour enrichir leur storytelling et leur offre créative. Un illustrateur peut par exemple proposer à son public une expérience complète : non seulement l’image finale, mais aussi un univers narratif généré avec l’aide de GPT-4, ou des variations animées en fonction de l’interaction du spectateur. On parle de plus en plus d’art immersif et évolutif, où l’IA tourne en tâche de fond pour adapter l’œuvre en temps réel (par exemple, un tableau numérique qui change avec la météo ou l’heure, comme le fait Refik Anadol au MoMA). Cette dimension dynamique était difficile à atteindre sans coder des systèmes complexes; elle devient accessible à l’artiste solo grâce à des IA faciles à déployer.

De même, interagir avec ses fans via une IA (sous forme de chatbot personnage, de jeu narratif, etc.) peut renforcer l’engagement autour d’un univers créatif. L’IA offre ainsi de nouveaux formats d’expression qui élargissent le champ de ce qu’un artiste peut proposer, au-delà de l’œuvre figée traditionnelle.

Sur le plan de la monétisation, les plateformes commencent à expérimenter des modèles qui incluent l’IA tout en rétribuant les créateurs originels. Par exemple, la banque d’images Shutterstock a noué un partenariat avec OpenAI : elle autorise l’entraînement de DALL·E sur son fonds d’images, mais en retour elle dédommage les contributeurs via un fonds spécial et distribue un pourcentage des revenus générés.

Ce type d’initiative, encore embryonnaire, préfigure un écosystème où artistes, plateformes et IA coexistent avec des relations gagnant-gagnant.

Plutôt qu’opposer frontalement machines et humains, certains acteurs cherchent à construire des ponts pour que la technologie devienne source de revenus additionnels pour les créateurs.

On voit ainsi se dessiner une scène artistique hybride : l’artiste traditionnel qui s’augmente de l’IA gagne en productivité et en audience potentielle, tandis que l’IA elle-même n’a de valeur que par les données humaines et les intentions qu’on lui apporte.

Dans ce nouvel équilibre, la création pourrait connaître une forme de renaissance – non pas en reniant le passé, mais en l’intégrant dans des formes inédites, à la croisée de l’art et de l’innovation.

Redéfinition du rôle de l’artiste à l’ère de l’IA

Du maître d’œuvre au maître d’orchestre

Il apparaît que l’impact des IA sur la création artistique n’est ni tout noir ni tout blanc. Il dépendra largement de la manière dont les artistes eux-mêmes redéfinissent leur rôle face à ces nouveaux outils. Une synthèse émerge :

l’artiste de demain pourrait bien devenir moins un exécutant artisanal qu’un curateur et visionnaire, c’est-à-dire celui qui conçoit, sélectionne et oriente, plus qu’il ne réalise chaque détail à la main.

En effet, si l’IA peut exécuter une tâche technique (dessiner un visage, coloriser une scène) en un clin d’œil, l’idée initiale demeure le ressort de l’humain.

L’artiste du futur pourrait se concentrer sur l’intention, la vision d’ensemble : à lui de définir le message, l’histoire, l’atmosphère recherchée, puis d’utiliser l’IA comme un bras prolongé pour réaliser cette vision. On peut voir là un parallèle avec le cinéma : un réalisateur ne fabrique pas lui-même les décors et ne joue pas chaque rôle, mais il dirige l’ensemble pour donner vie à son idée.

De même, l’artiste-augmenté sera le chef d’orchestre d’un processus où interviennent des IA comme autant d’assistants zélés, sous sa direction créative.

Cela n’enlève rien à la paternité de l’œuvre, au contraire. Comme l’explique Claire Silver, le style d’un artiste reste son « empreinte digitale » unique, même s’il utilise une IA : il résulte de toutes ses influences, expériences et goûts combinés, que lui seul peut orchestrer à travers ses prompts.

Son “goût” devient alors central. D’où la formule qu’elle a popularisée :

Taste is the new skill (le goût est le nouveau talent).

Dans un monde où la maîtrise technique est en partie automatisée, la vraie différence se fera par la pertinence des choix esthétiques et narratifs de l’artiste, par sa capacité à sélectionner, affiner et sublimer les résultats générés.

Son œil critique, son sens du détail signifiant, seront plus précieux que jamais pour émerger du flot de créations automatiques.

On peut y voir un aboutissement : l’artiste pleinement créatif, libéré de certaines contraintes matérielles, peut se consacrer aux aspects les plus conceptuels et symboliques de son art. L’effort se déplace de la main à l’esprit. Ce qui compte, ce n’est plus de savoir si l’on est capable de tracer un trait parfait, mais d’avoir quelque chose d’unique à exprimer – et de trouver la bonne façon de le faire émerger de la machine.

En ce sens, paradoxalement, l’IA pourrait redonner la primauté à l’intention humaine dans la valeur d’une œuvre.

Un nouveau contrat « homme-machine » éthique et transparent

Pour que ce scénario idéal advienne, encore faut-il créer un cadre éthique et social propice à une cohabitation harmonieuse entre IA et artistes.

Les craintes légitimes du début (pillage, dévalorisation) doivent être apaisées par des mesures concrètes. Autrement dit, il nous faut inventer un nouveau contrat social de la création à l’ère de l’IA.

Plusieurs pistes sont déjà évoquées.

D’abord, la transparence : s’assurer que chacun puisse distinguer ce qui est créé par une IA, ce qui ne l’est pas, et comment une œuvre a été produite.

Cela passe par l’étiquetage systématique des contenus générés : par exemple, un futur règlement en Espagne prévoit de lourdes amendes pour les entreprises qui publieraient des images ou vidéos IA sans les signaler clairement.

De même, les grandes plateformes pourraient imposer aux utilisateurs de taguer leurs œuvres lorsque l’IA a été utilisée, afin d’orienter les scrutateurs du public.

Cette transparence vaut aussi pour les concepteurs d’IA : publier la liste (ou au moins les grandes lignes) des données d’entraînement pour respecter le droit à la reconnaissance des artistes ayant involontairement contribué.

Elle pourrait également inclure des mécanismes d’opt-out plus contraignants que maintenant, pour permettre à un créateur de retirer ses œuvres d’un corpus d’entraînement – voire d’opt-in, en sollicitant activement l’accord en amont.

Ensuite, la question de la rémunération équitable devra être résolue.

L’idée que les IA puissent prospérer commercialement en exploitant librement des travaux existants sans rien reverser apparaît difficilement tenable à long terme.

Des solutions inspirées du droit d’auteur classique peuvent être imaginées : par exemple, comme le suggère Swisscopyright, prélèver une forme de droit à l’entraînement sur les revenus des IA génératrices, pour en redistribuer une partie aux créateurs dont les œuvres ont servi de matériau d’apprentissage.

Ce pourrait être géré par des organismes collectifs, à l’image de la SACEM pour la musique, qui collecteraient auprès des entreprises d’IA pour reverser aux artistes selon l’utilisation de leurs contenus.

Un tel système aurait le mérite de valoriser économiquement la contribution artistique même indirecte, et de pacifier les relations en transformant le pillage en collaboration rémunérée.

Parallèlement, le développement d’outils éthiques sera crucial.

On voit poindre des logiciels comme Glaze, qui permet aux peintres numériques de protéger leurs images en y incorporant un bruit imperceptible à l’œil humain mais qui trompe les IA si elles tentent de copier le style.

Ce genre d’armure algorithmique donne un peu de pouvoir de négociation aux artistes. D’un autre côté, on peut imaginer des IA de confiance qui ne s’entraînent qu’avec du contenu libre de droits ou licencié loyalement (Adobe a initié son IA Firefly dans cette voie).

Si les créateurs voient que l’outil respecte leurs droits et peut même les faire gagner en visibilité ou en revenus, ils seront plus enclins à l’adopter comme un allié.

En somme, il s’agit d’inscrire l’IA dans un cadre humainement soutenable.

Ce nouveau contrat homme-machine reposera sur la responsabilisation des concepteurs d’IA, la reconnaissance du travail des artistes, et l’éducation des usagers à une utilisation respectueuse (par exemple, éviter de clamer « voici mon illustration » si elle a été générée, mais plutôt créditer le rôle de l’IA).

Avec ces garde-fous, la collaboration pourra remplacer la confrontation.

L’art post-humain : l’IA comme miroir de l’humain

Au-delà des aspects pratiques, l’avènement des IA créatrices pose une question presque philosophique :

Quelle sera la nature de l’art dans ce nouveau paradigme ?

Certains parlent d’art post-humain ou post-biologique, non pour dire que l’humain en sera exclu, mais plutôt pour signifier que la frontière entre l’humain et la machine y deviendra floue.

L’IA pourra-t-elle un jour avoir une inspiration propre ?

Simuler une forme de sensibilité ?

Ou ne sera-t-elle toujours qu’un miroir, reflétant la somme des intentions humaines ?

À court terme, la deuxième option semble la plus juste : une IA, même ultra-perfectionnée, n’a pas d’autre imaginaire que celui qu’elle puise dans nos données.

Elle est littéralement la synthèse de millions de créations humaines passées, et ce qu’elle génère en est le remix. Aussi, on peut voir dans l’art produit par IA un miroir de l’humanité : il nous renvoie nos goûts, nos peurs, nos fantasmes sous une forme neuve.

En cela, il remplit une fonction artistique à part entière, qui est de nous interroger sur nous-mêmes.

Il suffit de voir comment certaines images générées peuvent être étranges, troublantes, car l’algorithme y a combiné des éléments familiers de manière inattendue : c’est bien notre subconscient collectif qui s’exprime à travers ces chimères visuelles.

D’ailleurs, un argument fort en faveur de l’IA dans l’art est qu’elle pourrait justement nous pousser à redéfinir le propre de la créativité humaine.

Si la technique et la virtuosité plastique deviennent accessibles à la machine, qu’est-ce qui distinguera l’artiste humain ?

Probablement sa capacité à donner du sens, à insuffler de l’émotion véritable, à créer du lien avec ses semblables.

L’art d’IA en lui-même, s’il est produit sans guidance, risque de tourner à vide – beau mais creux. Il peut émouvoir sur le coup, mais sans intention derrière, il manque cette étincelle humaine qui fait qu’une œuvre nous parle intimement.

Par conséquent, la présence de l’IA mettra encore plus en valeur le travail des artistes qui sauront l’exploiter tout en y projetant leur âme.

L’art post-humain ne sera pas un art non humain, mais un art où l’IA agit comme un révélateur de l’esprit humain.

On peut imaginer que dans quelques années, la plupart des œuvres intégreront d’une façon ou d’une autre une part d’IA – tout comme la photographie ou l’outil numérique sont devenus omniprésents – mais sans que la singularité des grands artistes disparaisse.

La technique change, pas la quête de sens.

Au contraire, libérés de certaines contingences, les créateurs pourraient se focaliser sur des projets plus ambitieux, sur l’exploration de thèmes plus profonds, la mise en scène d’expériences esthétiques globales.

L’art restera ce miroir magique, dont parle l’expression latine ars speculum, reflétant la condition humaine – mais un miroir peut-être enrichi d’un tain artificiel, pour nous montrer aussi ce que l’on ne voit pas encore.

Comme l’a joliment formulé Claire Silver :

l’appareil photo sert à capturer ce qui est, tandis que l’IA capte ce qui n’est pas

Autrement dit, l’IA nous ouvre un espace d’imaginaire radicalement nouveau, tout en étant à l’image de nos aspirations les plus folles.

Conclusion — Une guerre qui n’en est pas une

Faut-il alors voir l’IA comme l’ennemie de l’art, ou son alliée ?

Après ce parcours entre craintes et espoirs, une conclusion nuancée s’impose.

Non, les LLM et autres IA génératives ne détruiront pas l’art – pas plus que la photographie n’a tué la peinture, ou le synthétiseur électronique la musique acoustique.

Mais oui, elles le transforment en profondeur, et cette transition peut être douloureuse si on la subit plutôt que de l’accompagner. Plutôt qu’une guerre à somme nulle entre artistes et IA, il faut y voir l’émergence d’un nouvel équilibre, d’un dialogue nécessaire entre la créativité humaine et la puissance de ses créations technologiques.

L’enjeu à court terme sera d’encadrer intelligemment ces outils : via des lois adaptées, des pratiques équitables, une responsabilisation des acteurs du numérique.

Il faudra aussi éduquer : apprendre aux nouvelles générations à utiliser l’IA sans paresse intellectuelle, à cultiver leur pensée critique pour donner du sens à ce qu’elles créent avec la machine.

Il faudra enfin expérimenter, tâtonner, essuyer des plâtres pour inventer les bonnes manières de faire cohabiter toutes ces formes d’art.

Au bout du chemin, on peut imaginer la figure de l’artiste augmenté comme réconciliant les contraires.

Ni technophobe effrayé ni techno-enthousiaste naïf, cet artiste nouveau tire parti de l’IA pour repousser ses limites, tout en lui insufflant l’humanité nécessaire.

Son travail sera d’autant plus apprécié qu’il aura su marier la rigueur de l’intention et la fluidité de l’exécution, grâce au renfort algorithmique.

En un sens, l’artiste augmenté incarnera la pureté du créateur :

concentré sur la vision à transmettre, libre des contingences, explorant sans cesse de nouvelles esthétiques avec son alter-ego numérique.

Pour conclure, il est sain de s’inquiéter et d’agir face aux bouleversements apportés par les IA dans la sphère artistique.

Mais gardons à l’esprit que l’art a toujours surmonté les révolutions techniques en se réinventant. L’IA n’est qu’un nouvel outil – puissant, certes, déstabilisant, mais un outil quand même.

Comme le dit l’artiste Pedro Sandoval :

je l’utilise comme un pinceau, elle ne va pas nous remplacer, à aucun moment je ne pense qu’elle peut nous remplacer - Pedro Sandoval, artiste pionnier dans l'utilisation de l'IA : "Elle ne nous remplacera pas" | Euronews.

Ce qui compte, c’est la main (et l’esprit) qui tient le pinceau.

L’histoire de l’art ne s’achève pas avec l’intelligence artificielle : elle entame au contraire un nouveau chapitre, riche de promesses, où la création humaine, amplifiée mais non dénaturée, pourrait atteindre des sommets insoupçonnés.

Cordialement,
Loic Mancino


Bonus : Outils IA « éthiques » et ressources utiles pour les artistes

  • Have I Been Trained ? – Outil en ligne par le collectif Spawning permettant aux artistes de rechercher leurs images dans les bases de données d’entraînement (ex : LAION) et de demander un opt-out pour qu’elles ne soient plus utilisées. Un premier pas vers plus de contrôle sur l’utilisation de ses œuvres par les IA.
  • Glaze – Logiciel développé par l’Université de Chicago qui applique un filtre protecteur à vos images. Invisible à l’œil nu, ce filtre perturbe la lecture par les algorithmes et empêche ceux-ci de copier votre style lors de l’entraînement.
  • Plateformes AI-friendly – Certaines plateformes promeuvent des usages équitables de l’IA. Par exemple, DeviantArt a mis en place un système d’opt-out pour que les artistes puissent exclure leurs œuvres de son générateur DreamUp. D’autres, comme Adobe Stock, n’acceptent que les images IA créées avec des modèles éthiques (Adobe Firefly) et rémunèrent les contributeurs en conséquence. Renseignez-vous sur les politiques de chaque site pour protéger vos droits.
  • Communautés et ressources – Rejoignez les communautés d’artistes IA pour partager des conseils et veiller à de bonnes pratiques : sur Reddit (r/deepArt, r/AIArt), sur des serveurs Discord dédiés, ou via des collectifs comme AI Artists. De nombreuses ressources (guides, tutoriels, veille juridique) y sont partagées pour aider chacun à naviguer dans ce nouveau paysage.

« L’IA ne vous remplacera pas… mais une personne utilisant l’IA le fera. » Cette maxime, souvent reprise dans le monde tech, rappelle que l’avenir appartiendra à ceux qui sauront intégrer l’IA dans leur pratique plutôt que l’ignorer. L’outil ne fait pas l’artiste, mais l’artiste qui sait s’en servir aura une longueur d’avance.

Sources : Claire Silver (TED Talk 2024), Chloe Xiang (VICE), Blake Brittain (Reuters), Scott Warren (Privacy World), Swisscopyright (2024), Xn Québec (2023), Jose Antonio Lanz (Decrypt) (Greg Rutkowski Was Removed From Stable Diffusion, But AI Artists Brought Him Back - Decrypt), Everypixel (2024), Artsy (2024), MoMA (2022), Fisheye Magazine (2023), Euronews (2024)